L'influence du parlement européen inquiète les Britanniques
"Il n’est pas bon que la Commission européenne soit si impopulaire" Charles Grant, directeur du Centre for European Reform à Londres.
Le débat est vif en Grande-Bretagne sur l’Europe. En janvier 2013, le premier ministre David Cameron a promis un référendum sur le maintien ou la sortie de son pays de l’Union d’ici 2017. D’ici là, il se fait fort d’obtenir des autres États membres la rétrocession de certaines compétences à Londres.
Charles Grant observe la fièvre monter avec une certaine inquiétude. Cet ancien journaliste à The Economist a quitté le prestigieux hebdomadaire en 1998 pour prendre la direction du Centre for European Reform, un think tank pro européen libéral créé deux ans auparavant à Londres. Cette institution tente à la fois d’orienter le débat politique en Grande-Bretagne, à Bruxelles et à travers le continent, avec une réelle audience dans les pays d’Europe du Nord et de l’Est.
Une de ses dernières études, How to build a modern European Union, rédigée avec sept autres chercheurs, propose à la fois des réformes institutionnelles et des changements de politiques. L’ambassadeur de Grande-Bretagne en France, Sir Peter Ricketts, s’est assuré qu’il puisse en faire une présentation à Paris en lui ouvrant sa résidence, au matin du 6 novembre. À six mois des prochaines élections européennes, Charles Grant a particulièrement insisté sur le rôle néfaste que jouerait, selon lui, le parlement européen et a prôné un renforcement du rôle des parlements nationaux. De façon plutôt inhabituelle chez un Britannique, il a souhaité une Commission forte.
« On ne parle plus que de l’euro, et pas de l’Union européenne »
« Tout le monde ne parle plus que de l’euro et on ignore l’Union européenne« , a-t-il d’abord déploré devant une quarantaine d’invités. « Les nombreuses affections dont souffrent la zone euro ont occulté le fait que les institutions et les politiques de l’Union aussi ont sérieusement besoin d’une révision« .
« Plus la Commission a de pouvoirs, moins elle a d’autorité »
« La Commission, par exemple : le paradoxe est qu’elle a de plus en plus de pouvoirs, notamment pour superviser les économies de la zone euro, mais de moins en moins d’autorité « , poursuit-il. « On a vu pendant la crise de l’euro qu’elle manquait d’expertise et de sens des priorités et qu’elle était politiquement influençable. L’Allemagne et la France sont devenues anti-Commission, surtout Berlin, notamment parce que la Commission est perçue comme trop proche du Parlement européen. Celui-ci la pousse à faire des propositions qui, parfois, ne sont pas nécessaires ».
« Une Commission qui défende le marché unique »
« L’Union européenne ne peut pas fonctionner sans une Commission européenne forte et indépendante » , insiste Charles Grant. « Elle a besoin d’une Commission qui défende le marché unique, qui s’assure que chacun suive les règles, qui protège les intérêts des petits États contre ceux des grands, et qui pense sur le long terme à l’intérêt général« .
« L’emprise croissante du parlement européen »
« L’emprise croissante du Parlement européen sur la Commission est malheureuse« , juge-t-il. « Des députés européens, parfois sous l’influence de certaines ONGs, aiguillonne la Commission pour qu’elle propose des lois. Cette influence n’est pas que de la faute de la Commission : après les élections européennes de 2009, la Commission et le Parlement ont forgé un accord de législature et sur les procédures qui a accru le pouvoir des eurodéputés. Le Conseil des ministres a dédaigné l’opportunité d’un arrangement à trois. S’il avait agi autrement, il aurait pu contrebalancer l’activisme du parlement et tirer la Commission vers lui« .
« L’exigence des partis politiques pan-européens »
« La plupart des eurodéputés et des partis politiques pan-européens espèrent utiliser les prochaines élections de mai 2014 pour rendre la Commission directement responsable devant le Parlement« , s’inquiète Charles Grant. « Les partis vont chacun désigner un candidat pour la présidence de la Commission. Ils veulent qu’après le scrutin, le Conseil européen propose pour ce poste le candidat du parti qui aura eu le plus d’élus – que le Parlement investira ensuite. Et si le Conseil européen propose un autre nom, ils disent qu’ils le rejetteront« .
« J’ai changé d’avis »
« Je l’avoue, j’ai d’abord été favorable a ce scénario« , concède l’analyste. « Je pensais que cela donnerait plus d’intérêt et de légitimité aux élections. Mais j’ai changé d’avis. Je ne crois pas qu’un débat entre ces candidats aurait un franc succès télévisé ni ferait voter les électeurs britanniques. Il faudrait les meilleurs dans l’arène mais ceux-ci, notamment les premiers ministres en fonction, ne voudront pas se lancer. Et puis cela rendrait le président de la Commission trop proche du Parlement. Je ne vois d’ailleurs pas comment Merkel pourrait l’accepter. Elle pense sûrement que c’est une sotte idée mais elle ne peut pas le dire. Elle mettra tout son poids le moment venu au Conseil européen« .
« Le Conseil européen doit renforcer l’indépendance de la Commission »
« Il faut que le Conseil européen décide de renforcer l’indépendance de la Commission en s’assurant qu’un poids lourds politique en prendra la présidence« , conseille Charles Grant. « Cela signifie qu’il se réserve le droit de le choisir – sachant que cette personne devra bien sûr être acceptable par le Parlement. Les États membres devront en outre exiger du nouveau président qu’il garde ses distances avec le Parlement et devront le soutenir dans ce sens. Après les élections européennes, le conseil des ministres devra rejoindre la nouvelle Commission et le nouveau Parlement pour rédiger un accord tripartite sur le programme de travail de la législature. Et à plus long terme, en cas de changement de traité, il faudra donner au Conseil le droit de pouvoir renvoyer la Commission – un droit que le Parlement a déjà« .
« Plus le Parlement européen a de pouvoirs, moins il y a d’électeurs »
« Il faut aussi envisager un rôle plus important pour les parlements nationaux« , souligne l’expert britannique. « Alors que les procédures de décision sont de plus en plus complexes et opaques, le Parlement européen affirme qu’il est la principale institution chargée de faire rendre des comptes aux décisionnaires européens. Mais cela pose plusieurs problèmes. Le Parlement est plus obsédé par l’affirmation de ses propres pouvoirs que de parler au nom des peuples d’Europe. Et puis les parlementaires nationaux ont souvent plus de légitimité que les députés européens, car ils sont plus proches des électeurs et élus avec des taux de participation plus élevé. Là aussi il y a un paradoxe : au fil du temps, plus le Parlement européen a de pouvoirs, moins il y a d’électeurs« .
« Associer les parlements nationaux à l’élaboration des lois »
« Les parlements nationaux doivent donc être davantage associés à l’élaboration des lois« , propose Charles Grant. « Le traité de Lisbonne a déjà créé une procédure dite ‘du carton jaune’, selon laquelle si un tiers ou plus des parlements nationaux décident qu’une proposition de la Commission enfreint le principe de subsidiarité, ils peuvent – durant les huit semaines qui suivent la publication de la proposition – produire un ‘avis raisonné’ et demander que la proposition soit retirée. La Commission doit s’exécuter ou justifier pourquoi elle entend poursuivre. Jusqu’ici, cette procédure a été utilisée pleinement une fois, en 2012, quand la Commission a retiré une mesure qui aurait accru les droits syndicaux. Mais dans plusieurs autres cas, voyant qu’une coalition se formait, elle a anticipé« .
« Cartons jaune et cartons rouge »
« Pour que la Commission soit encore plus sensible aux parlement nationaux, il faudrait que la période de rédaction de l’avis raisonné soit portée de huit à douze semaines« , suggère l’expert. « Et il faudrait qu’elle traite les prochains ‘cartons jaune’ comme des ‘cartons rouge’ – c’est-à-dire qu’elle ne poursuivrait pas une procédure qu’un tiers des parlements nationaux considèrerait comme une rupture du principe de subsidiarité ou de proportionnalité« .
« Un Forum des parlements nationaux qui se réunirait régulièrement à Bruxelles »
« Il faudrait aussi qu’un Forum des parlements nationaux se réunisse régulièrement à Bruxelles, un ou deux jours par mois« , ajoute-t-il. « Ce serait pour un travail modeste mais qui attirerait les plus brillants des élus nationaux. Il s’agirait de poser des questions sur les aspects de la gouvernance de l’Union et de la zone euro qui requièrent l’unanimité, dans lesquels le Parlement européen ne joue donc pas de rôle significatif« .
« Ce Forum pourrait être institutionnalisé »
« À terme, avec une renégociation des traités, ce Forum pourrait être institutionnalisé de façon à contrôler le Conseil européen« , imagine Charles Grant. « Il pourrait notamment suivre les questions de politique étrangère, sans jouer de rôle législatif, en se réunissant un à deux jours par mois à Bruxelles. Pour la zone euro, il pourrait questionner le président de l’eurogroupe et donner son avis sur des mécanismes de solidarité. Déjà, à Berlin, le Bundestag est très sourcilleux sur ces sujets. Tout cela permettrait en outre de familiariser les parlements nationaux avec les questions européennes« .
« Le choix de Cameron »
En multipliant les pistes de réforme, Charles Grant s’adresse notamment aux élites britanniques au sein desquelles se fait sentir « un fort désir de changer l’Union européenne« . « Un agenda de réformes pourrait aider à résoudre le problème britannique« , estime-t-il. « Le discours de Cameron en janvier 2013, durant lequel il a promis un référendum, est resté flou sur les changements qu’il exige. Cela lui laisse un choix : soit il travaille avec d’autres gouvernements européens pour obtenir des réformes qui n’exigent pas de nouveau traité, ou alors seulement des modifications marginales; soit il colle au slogan d’un rapatriement significatif de pouvoirs de Bruxelles vers Londres« .
« Les gouvernements européens redoutent d’ouvrir la boite de Pandore »
« Or cette seconde option est voué à l’échec« , analyse Charles Grant. « Il n’y en aura jamais assez pour rendre heureux les eurosceptiques et surtout, elle suscite très peu d’écho dans les autres États membres. Les conservateurs britanniques et la presse sont tellement fixés sur ce slogan qu’ils ne voient plus rien d’autres. Ils sont persuadés que si le gouvernement adopte un style brutal et menace de recommander aux électeurs la sortie de l’UE, ses partenaires vont lui offrir des solutions. Mais ils devraient se rendre compte combien les autres gouvernements redoutent d’ouvrir la boite de Pandore« .
« Cameron est sous la pression de l’aile droite du parti conservateur«
« Cameron est persuadé qu’il y obtiendra un nouveau traité européen« , assure-t-il. « Or cela n’arrivera pas. Peut-être ey en aura-t-il un sur l’union bancaire mais cela ne concernera pas toutes les attributions de l’Union. Comment fera-t-il alors? Il sera tenu d’organiser ce référendum. Et s’il perd, il sera remplacé par un leader vraiment eurosceptique, vraiment favorable au ‘non’. Je pense que Cameron, lui, est sincèrement pro-Européen, mais il est très faible politiquement, il est sous la pression de l’aile droite de son parti, elle-même sous la pression du parti pour l’indépendance du Royaume Uni » (Ukip).
« Même la politique agricole commune évolue«
« Tout gouvernement britannique, quelle que soit sa couleur politique », devrait se concentrer sur la réforme de l’UE, pas sur la rétrocession de compétences« , conclut Charles Grant. « C’est vrai que réformer, c’est dur et lent. Certains affirment que c’est impossible et que la Grande-Bretagne doit donc s’en aller. Mais c’est un point de vue beaucoup trop pessimiste. Même la politique agricole commune évolue« !
« Il est choquant de voir combien la France pèse moins que l’Allemagne«
Répondant à une question, l’expert britannique, diplômé de Sciences-Po Grenoble, a aussi glissé un commentaire sur la France. « La politique de l’exécutif est actuellement hors de propos« , a-t-il asséné. « Il est choquant de voir combien la France pèse moins que l’Allemagne aujourd’hui sur la scène européenne. C’est la première fois dans l’histoire de l’Union que l’Allemagne se retrouve ainsi seule aux commandes. Il faut absolument que la France se concentre sur les réformes structurelles. Elle doit renverser les tendances à long terme qui l’affaiblissent : la baisse des exportations, la hausse de la fiscalité, la paralysie du marché du travail« .