Cinq européens débattent
Quel serait le sens d’un nouveau contrat pour reconstruire notre Europe ? Claude Fischer ouvre le débat avec quatre Européens « insoupçonnables » : Charles Grant, directeur du CER(1), Thomas Hanke, journaliste au quotidien Handelsblatt, Andrea Ricci, directeur d’ISIS(2), et Maciej Witucki, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie française en Pologne. Un débat qui méritera d’être approfondi..
C. F. : Les Européens sont liés par un « marché unique » mais leur union économique et monétaire n’est pas achevée. Faut-il bâtir une Union politique plus fédérale ? Pouvons-nous fédérer tous les Européens de la même façon ?
Charles Grant : Non. Et contrairement à Anthony Giddens, qui croit que ni l’UE ni l’euro ne peuvent survivre sans une fédération économique et politique – avec un président de la Commission européenne élu, un Parlement européen avec plus fort et un Conseil des ministres transformé en sénat – je ne suis pas sûr que les Européens soient convaincus qu’une centralisation accrue du pouvoir à Bruxelles et Strasbourg résoudrait les problèmes. La création d’un système fédéral nécessiterait un nouveau traité ratifié par les 28 États membres. Qui ratifieraient un tel traité ? Peut-être la Belgique et le Luxembourg ! Mais, et malgré le poids de fédéralistes influents en Italie, en France, en Allemagne et en Pologne, il est peu probable qu’ils pourraient persuader les majorités de leur parlement ou de leur électorat de voter pour la création d’une fédération.
L’euro peut survivre sans eurobonds ou autres mesures ma - jeures en faveur d’une fédération économique. Ceci dit, il faut une union bancaire efficace qui nécessitera, à long terme, un soutien financier supérieur à celui qu’offre actuellement l’Allemagne. Un euro sain nécessite également un assouplissement de la politique d’austérité que l’Allemagne et la Commission ont imposée aux pays fortement endettés. Les pays du sud devront engager des réformes structurelles pour augmenter leur potentiel de croissance et de création d’emplois. Mais l’Allemagne aussi. Son économie est déséquilibrée, trop dépendante des exportations, elle souffre d’un faible niveau de consommation et d’un faible niveau d’investissement. Une économie allemande plus équilibrée permettrait d’alimenter la croissance ailleurs dans la zone euro.
C. F. : La Grande-Bretagne s’interroge sur son appartenance à l’Union et envisage d’en renégocier les conditions. Peut-on envisager deux cercles, avec une eurozone plus intégrée et un marché consolidé, voire trois cercles avec les pays voisins, sans nuire à l’unité et la cohésion des Européens ? Avec quel nouveau concept de gouvernance ?
C. G. : Nous aurons une Europe à cercles concentriques et une relation- clé va s’établir entre l’UE des 28 pays et les 18 pays de l’Eurogroupe. Mais que l’organe de décision- clé soit l’UE ou l’Eurogroupe sera extrêmement important pour l’ensemble du continent et pour le devenir de la Grande-Bretagne dans l’UE. Car si les pays de l’Eurogroupe fixent une politique pour toute l’UE, y compris le marché unique, alors les pays qui ne font pas partie de la zone euro comme le Royaume-Uni pourront trouver l’adhésion à l’Union élargie inacceptable.
Ceci dit, rien n’indique que les pays de la zone euro pourront se mettre d’accord sur les politiques économiques essentielles (telles que la taxe sur les transactions financières), sans parler des règles pour l’UE dans son ensemble. Les pays de l’UE qui ne font pas partie de la zone euro peuvent préserver leur influence en établissant des liens d’amitié avec d’autres membres (appartenant ou pas à la zone euro), et nouer des alliances dans les domaines où ils disposent d’une certaine expertise, comme c’est le cas de la Grande-Bretagne dans la politique étrangère et de défense, le commerce, le marché unique, l’énergie et le climat.
C. F. : L’achèvement du marché unique et sa consolidation ne nécessitent-ils pas d’aller plus loin avec des politiques communes et des biens publics communs ? Libéralisation oui, mais régulation : peut-on repenser le compro mis entre les États plus libéraux, comme le Royaume-Uni et d’autres qui souhaitent intégrer des dimensions sociales,fiscales et industrielles ?
C. G. : Pourrait-il y avoir un compromis entre les États plus libéraux et ceux qui veulent une politique plus sociale et plus industrielle au niveau européen ? Non. Les Français doivent être conscients que dans la plupart des autres pays de l’UE, personne ne soutient l’idée d’une « Europe sociale ». Établir un salaire minimum paneuropéen est considéré comme un projet visant à réduire la compétitivité du reste de l’Europe par rapport à la France. Mais si des pays veulent établir des normes communes et pensent qu’ils peuvent en supporter le coût, ils peuvent le faire.
Au sein de la zone euro, il y aura un certain soutien en faveur d’une union fiscale et d’une politique industrielle paneuropéenne. Mais au sein de l’UE, de nombreux gouvernements s’opposeront à ces deux idées. Au sein des 28, il y a plus de soutien en faveur du libre-échange et du marché unique qu’au sein des 18. Il y aura donc de nombreuses tensions entre les 28 et les 18 dans les années à venir. Les Allemands en sont conscients et sont donc peu disposés à soutenir les idées françaises concernant le renforcement de l’Eurogroupe vis-à-vis de l’UE.